De mes parents, j’ai hérité de deux pays, de deux passeports, de longs étés en Dalmatie et d’hivers en Provence, du lycée Paul Cézanne et des ruelles de Šibenik, du théâtre classique et de la mythologie des partisans communistes, de deux cultures, de deux vies différentes.
Lorsque la guerre civile a éclaté, j’avais 24 ans. Je travaillais dans le petit village de Primosten, entre Split et Šibenik, comme représentant local d’une agence de voyage française de seconde zone, pour laquelle la Yougoslavie était alors une destination qui proposait du soleil de plomb et de l’eau transparente à des prix dérisoires. J’organisais et j’accompagnais de nombreuses excursions dans les îles et les villes côtières, comme je le faisais depuis plusieurs étés, et je ne pouvais pas imaginer que celui de 1990 allait être le dernier.
Bloqué quelques jours à Primosten par les premiers accrochages entre Serbes et Croates, j’avais d’abord projeté de voler un bateau avec ma petite amie pour rejoindre l’Italie toute proche en abandonnant sur place les cinquante touristes dont j’avais la charge (le parfum de la guerre est un puissant révélateur), mais les barrages ont fini par se lever et nous sommes rentrés.
J’ai prudemment laissé la guerre se faire sans moi.
J’ai assisté depuis la France à l’implosion de la Yougoslavie, au retour des milices oustachi et tchetnik, à l’armement des Kosovars, au déchirement de la fédération, aux manipulations politiques et aux souffrances sans nom des populations civiles.
Je me suis senti comme un naufragé qui contemple son navire en feu depuis le rivage. De ces années heureuses ne me restait que mes souvenirs et quelques objets, semblables à des débris d’épave échoués sur la plage. J’ai voulu les rassembler dans un livre pour me rappeler encore quelques instants de la Yougoslavie, curieux pays balkanique, si proche et si lointain, terre étrangère de mon passé qui n’a peut être réellement existé que dans l’imaginaire de ma jeunesse. (Auteur)